Qu’est-ce qui fait que les vrais skateshops, ceux avec pignon sur rue et un type qui sait qui est Marc Johnson derrière le comptoir, se raréfient ?
Originaire de Normandie, Fred Lefrancq a décidé un beau jour d’aller s’installer à Lille et d’y ouvrir un skateshop. Bientôt vingt ans que ça dure !
„AUJOURD’HUI ON A 200 BOARDS ET LE MEC TE DEMANDE : ‚VOUS N’AVEZ PAS CELLE-LÀ EN BLEU‘ ?“
Qui a trouvé le nom du shop ?
Fred : Moi… J’aimais bien la marque Metropolitan, avec Ricky Oyola à l’époque, le côté ‘metropolis’…
C’était en référence au film de Fritz Lang ?
Non, c’était vraiment Metropolitan qui me parlait, et j’étais parti sur ‘Métropolis’, et ça a fini sur Zeropolis. Zeropolis la ville imaginaire. Zero avait déjà une connotation skate, et comme les skaters ont une vision différente de la ville, ça marchait bien.
Aucun rapport avec la police ?
Aucun !
En quelle année a ouvert le shop ?
En octobre 1998, un mois après Wall Street apparemment !
Quelles sont les différences entre le shop en 1998 et aujourd’hui ?
Déjà, le magasin est plus grand. Le premier shop faisait 12m2, difficile de faire plus petit ! Et tout l’agencement avait été fait avec de la récupération, des meubles trouvés dans la rue. Les seules dépenses que j’avais fait, c’était du bois pour faire des courbes dans le shop. J’avais pompé un peu cette idée à Bud qui avait fait ça !
C’était skatable ?
Elle était trop rad et pas assez solide ! On l’a skatée et on a fait des trous dedans !
Ah ah ! Et au niveau des produits qu’il y avait dans le shop, par rapport à ce qu’il y a aujourd’hui ?
A l’ouverture, il y avait principalement du matos de skate, un tout petit peu de textile et un peu de chaussures. A l’époque, c’était des « petites » marques, qui nous paraissaient grosses ! On avait NSS, Es, Emerica, Axion, et c’était tout. On proposait une quinzaine de modèles, et on n’avait que 3 pointures de chaque. Quand il n’y avait pas ce que le client voulait, on l’orientait sur autre chose… Le shop est tout de suite devenu le centre de la scène donc les mecs qui voulaient un truc qu’ils avaient vu dans un mag par exemple, si on ne l’avait pas, on lui trouvait autre chose. Les mecs s’en foutaient de passer d’une marque à l’autre, tant que le shape leur plaisait… Aujourd’hui, on a une offre vachement plus importante, on a quasiment tout ce qui peut exister mais quand le gars a décidé qu’il voulait le t-shirt en violet et qu’on ne l’a qu’en vert, il ira l’acheter sur le net. Internet a beaucoup modifié notre façon de travailler, parce que tu y trouves tout. Donc le shop doit soit tout avoir, soit avoir une selection de produits exclusifs, et en plus des produits de ta marque pour avoir de la marge et de la visibilité… A l’époque, le gars qui venait dans le shop chercher une board, il ne savait pas forcément quelle marque il voulait, il faisait son choix dans la trentaine de boards qu’on avait. Aujourd’hui, on a 200 boards et le mec te demande : „vous n’avez pas celle-là en bleu“ ?
Da deal is dead
Il n’y avait pas d’autre shop, à Lille, à l’époque ?
Si, j’étais le troisième à vendre du skate à Lille. Les autres avaient des rayons plutôt corrects, mais il ne faisaient pas que ça, c’était plus street wear. Le genre de shop où les vendeurs (qui) ne connaissaient pas les largeurs des boards, et ou quand ils vendaient une Marc Johnson Emerica, ils ne savaient même pas qui était Marc Johnson… Donc il y avait un truc à faire. On a fait un shop que skate, sans Aem Kei et sans Bullrot ! Ça nous a rendu légitime tout de suite.
„APRÈS ÇA, ALEX VAN HOECKE EST ARRIVÉ“
J’imagine que sponsoriser des mecs vous a donné de la légitimité aussi…
Oui, bien-sûr, mais c’était compliqué parce que tous les mecs forts roulaient déjà pour les autres shops. Le premier à être entré dans le team, c’était Sam Lenzeele qui était dans un shop qui s’appelait Seaside, ensuite on a débauché Hervé Coneim qui était chez Fool Town. Moi je ne voulais pas de problème avec les autres shops mais c’est vrai qu’on voulait avoir les meilleurs skaters du coin… Après ça, Alex Van Hoecke est arrivé. Il s’est remis au skate quand il a appris par son frère qu’un « vrai skateshop » était ouvert !
Quelle a été la période la plus faste, financièrement ?
Je dirais de 2000 à 2003. On est passé du petit magasin à un peu plus grand, avec un loyer raisonnable. On avait toujours du monde, les clients avaient le sourire en découvrant le shop, on voyait de plus en plus de gens de la région venir. C’était plus facile, on n’avait pas la concurrence d’internet et les problématiques qu’on a aujourd’hui. Du coup on était au coeur de notre métier, c’était du conseil derrière un comptoir, de la discussion skate, de la vente de boards… L’exigence des clients est beaucoup plus forte aujourd’hui, et la légitimité est moins importante. Il faut juste avoir le bon produit.
Est-ce que l’ouverture du skatepark a changé les choses ?
Pour le skate, oui. Ça a fait moins de monde sur les spots en ville, et moins de tolérance pour le street. Plus de règles pour le skate, surtout au park, où tu es plus ou moins encadré. Alors que sur une place tu es totalement libre avec tes potes… Ça a rendu le skate un peu plus lisse, comme un sport plus classique. Donc on a dû s’adapter à une certaine nouvelle clientèle, à ne pas la perdre dans des discussions skate trop pointues, et montrer qu’on accueille tout le monde de la même manière, que tu sois débutant ou pas.
Quelles ont été les événements marquants de ces 18 années ?
La vidéo, c’était cool. C’était une période pas facile, et ça a ramené plein de vieilles têtes, dont Alex Van Hoecke, toi Benjamin Deberdt et même Le Coach ! C’était plaisant de voir des gens se déplacer pour ça, ça a fait du bien. Mais les évènements marquants, c’est toutes les fois où on est montés dans des voitures pour aller skater ailleurs avec le team. Les plus beaux souvenirs resteront les tours qu’on a réussi à faire, en Allemagne chez Flo, Barcelone ou les petits road-trips de deux ou trois jours qu’on pouvait faire. Et il y a bien-sûr les sessions marches de l’Opéra de Lille avec AVH !
Est-ce que la proximité avec la Belgique t’a ouvert ce marché ?
Pas vraiment, parce que la Belgique a toujours été bien fournie en skateparks et en skateshops. C’est un peu comme en Hollande, ce sont des pays avec des scènes fortes, les mecs se connaissent tous bien, ce sont des vraies communautés skate. À une époque, chaque ville belge avait son skateshop tenu par un skater, même les petites villes. Donc on n’a pas vraiment récupéré de marché de ce côté-là. En plus, ils avaient une culture skate différente à l’époque : ils skataient des boards très larges, ils étaient à fond de Creature ou Consolidated, et nous pendant ce temps-là, à Lille, on vendait des 7,75 !
Vous avez bien fini par récupérer un Belge dans le team !
Ah ah, oui ! Mais le but n’était pas de récupérer de la clientèle de Belgique, c’est juste qu’on aimait bien comme Bram skate, son espèce de nonchalance… Et comme il n’avait plus de sponsor à ce moment-là, on s’était dit que ce serait cool de l’avoir, vu que Val (Bauer) était bien pote avec lui…
Que représentent les ventes en ligne par rapports à celles au shop, si ce n’est pas indiscret ?
Le web, c’est environ 10% de notre chiffre d’affaire. C’est beaucoup de travail pour pas énorme… Déjà parce qu’on le gère nous-même alors qu’il faudrait un autre équipe. C’est comme si c’était un autre magasin, sauf que tu n’as pas le ménage à faire ! (…) Aujourd’hui, on n’a pas les moyens de faire gérer ça par quelqu’un d’autre, donc on fait ça nous-même. On est content de ce qu’on arrive à faire, mais c’est vrai qu’on serait content d’aller jusqu’à 30%… Mais on se rend compte qu’on y met moins d’énergie, moi j’aime bien bosser en boutique, plus que d’être derrière mon ordi à gérer des commandes… Je préfère être derrière mon comptoir et voir les gens revenir au magasin que gérer un truc un peu virtuel, tout en sachant qu’on ne sera jamais les meilleurs sur ce marché-là, parce qu’on n’a pas les moyens, pas la politique qu’il faut… Sur le web il faut être agressif en terme de prix, de communication, et c’est pas notre façon de faire. On préfère rester dans un monde un peu utopique en se disant que si on a un bon produit, on le vendra. Alors que sur le net, c’est pas de savoir si tu vas vendre ton produit mais en combien de temps, et ce que tu vas pouvoir proposer avec… C’est pas trop notre vision du truc.
„ON A COMPRIS COMMENT ÇA MARCHAIT, MÊME SI ON N’A PAS FORCÉMENT RÉUSSI“
Ça vous sert de déstockage le site ?
Un peu oui, mais ce serait un bien grand mot « destockage ». Quand tu as travaillé sur une paire de chaussures en la prenant en photo et détourée pendant une heure et que tu la vends 40€ quand tu l’as acheté 50€… Bref, je pense que c’est important d’avoir un site web parce que c’est une vitrine et que ça fait venir des gens dans la boutique. Mais c’est vrai que tu pourrais le remplacer par un Instagram… Nous on est content de l’avoir parce que des gens se sont habitués à aller voir ce qu’on a, ce qu’on a reçu, si on a leur taille, et qui viennent ensuite chercher ça en boutique. Donc ce serait difficile de faire marche arrière. (…) Aujourd’hui avec le site, avec quelques années de recul, on se dit qu’on a compris comment ça marchait même si on n’a pas forcément réussi. Mais est-ce qu’on veut vraiment se lancer à fond dans cette bataille ? Pas spécialement. Si c’était une aventure, on irait, mais le web, c’est une bataille.
J’aimais bien quand Val Bauer tenait le blog… Tu n’as pas envie de t’exprimer de cette marnière, toi ?
Moi je représente trop le magasin, Valentin est avant tout un skater et était entendu par les autres en tant que tel, moi je serai écouté en tant que commerçant, alors je préfère rester en retrait. (…) Après, ce qu’on faisait ne parle plus à la nouvelle génération, tout est dans l’éphémère aujourd’hui, on est vraiment sur de l’instantané sur les réseaux sociaux ; moi aussi ça me fait marrer les mecs en trottinette qui s’éclatent sur 15 marches, mais quand à côté de ça tu proposes un article un peu plus creusé et que les mecs mettent ça au même niveau, c’est un peu décourageant. Il y a moins de jugement critique, ils consomment sur tous les réseaux et n’ont plus le regard qu’on pouvait avoir en lisant des magazines par exemple. Donc la partie blog est devenue un peu obsolète.
Quelles sont les marques qui se vendent le mieux, à Lille ?
Aujourd’hui ce qui se vend le mieux c’est le textile, avec Thrasher notamment. L’année dernière c’était Palace… Mais si
tu fais le point sur 10 ans, la vente de matos skate est stable. C’est jamais notre plus gros chiffre mais ça reste stable. Alors que le textile, ça peut disparaitre très vite… En ce moment, à Lille, les gens consomment surtout des boards pas chères, des petites marques. Peut-être que Polar sort en tête.
Et les marques américaines ?
C’est plus grand chose, aujourd’hui ça se vend comme des marques européennes.
Est-ce qu’il y a une marque qui s’est toujours vendue et qui se vendra toujours ?
Il y a quelques années j’aurais pu te dire mais aujourd’hui je n’en suis plus sûr… Après on ne fait pas les marques les plus commerciales qui pourraient nous ramener du monde, comme Element. Pourtant ils ont un vrai team skate…
Qu’est-ce qui t’empêche d’avoir des boards Element dans le shop ?
Pas grand-chose, à part qu’à une époque, je n’avais pas forcément envie de faire le textile ou les chaussures. Et quand tu travailles avec quelqu’un, c’est toujours compliqué de lui refuser certains produits parce que c’est un partenaire commercial qui compte sur toi pour développer son truc, ce qui peut se comprendre.
Et tout le monde sait que c’est pas en vendant des boards que tu gagnes de l’argent…
C’est un peu ça. Et nous on préfère vendre des boards et gagner peu d’argent que de vendre des trucs qui ne nous correspondent pas. Donc on a toujours été à la recherche d’un équilibre un peu précaire, on est parfois prêt à faire des coups commerciaux comme on fait avec Thrasher actuellement, mais on n’est pas prêt à vendre complètement notre âme. On veut pouvoir regarder le magasin et se dire que ça nous ressemble.
C’est devenu très politique, le skate.
Quand j’étais gamin, je pensais que le skate c’était apolitique, qu’on était tous potes et en fait je me rends compte que c’était hyper politique : rien que quand tu achetais une marque, c’est que tu la soutenais… Mais en fait tu soutenais surtout son team, sa direction artistique et bien évidement ses messages (pour des marques comme Real, World…). Sans s’en rendre compte on militait déjà !
C’était un peu radical, c’était bien !
Oui, c’est pas comme quand tu mettais ton skate dans ton sac pour aller sur le terrain… Comme aller jouer au tennis ! Enfin, attention, j’ai rien contre les skateparks, je remets juste en question la vision du skate de certains.
J’en ai vu, des mecs arriver au Dôme avec leur board dans le sac de sport !
Ah ah, oui, Greg Bachorek ! Lui ça a été l’exception, c’est le genre de gars qui aurait pu se faire tailler à cause de son coté sportif mais il avait un niveau qui imposait le respect !
Entretien réalisé par téléphone le 4 avril 2017.