5 QUESTIONS : RAPHAËL ZARKA

Raphaël Zarka aime tellement parler de skate qu’il en écrit parfois des livres. Le reste du temps, il expose ses concepts artistiques (toujours en lien avec le skate) à travers le monde, comme en ce moment à Charleroi, en Belgique.

RaphaelZarka

Ton travail est très influencé par le skateboard, et il me semble que tu as commencé à faire du skate lorsque tu avais 7 ans. Est-ce que tu pourrais rapidement nous parler de toi et de la façon dont tu t’es retrouvé sur une planche étant petit ?
Je viens d’un petit village du sud de la France, et je crois qu’au départ c’était parce que mon vélo était trop souvent crevé. Comme mon père en avait marre de le réparer, je lui ai demandé d’avoir un truc qui ne crève pas : une planche à roulette. Ce qui ne reste pas très clair pour moi, c’est de savoir comment, depuis mon village, j’avais eu connaissance de la planche à roulette… Peut-être un voyage à Paris où je serais passé par le Trocadéro. Mon père a certainement trouvé la planche dans une brocante parce que c’était un tout petit skate en plastique. Il m’a fallu des années pour me rendre compte que les skates n’avaient plus cette forme depuis longtemps ! Quand mon père s’est installé à Montpellier, j’ai découvert qu’il existait un « monde du skate », des « grandes planches », des figures insoupçonnables. J’ai commencé à regarder les vidéos Santa Cruz (Wheels on Fire, Streets on Fire) et Powell Peralta (Public Domain, Ban This) en boucle, c’était à la fin des années 1980.

Au commencement de ton parcours artistique tu as commencé par faire de la photo. Ta série de clichés, intitulée « les formes du repos » est une de tes premières séries, et sur certaines photos ont pourraient presque croire que tu étais à la recherche de spots skatable avant de tomber par hasard sur ces objets si particuliers. Aujourd’hui, es-tu toujours à la recherche d’objet aussi étranges que ces derniers ? Comment est-ce que tu procèdes pour les trouver ?
Je n’ai jamais su les chercher, mais j’en trouvais de temps en temps par hasard. A posteriori, c’est plus facile d’analyser le hasard : c’était le plus souvent en périphérie des villes, près du littoral, souvent pas trop loin d’un port… Je n’étais pas particulièrement un baroudeur, je n’étais même pas véhiculé, ce qui fait que j’en trouvais peu… En plus de ça il fallait que l’objet m’évoque quelque chose, que le contexte soit adéquat, assez déconnecté du tissu urbain et comme je n’avais pas souvent l’opportunité de revenir, il fallait en plus que la lumière soit de mon côté… Je n’ai jamais eu l’impression d’être photographe, c’était plutôt une pratique de sculpteur frustré qui doit découvrir les sculptures qu’il n’arrive pas à faire.

Tu sculptais déjà à l’époque ?
En tout cas je m’intéressai aux volumes et aux objets. C’était ça pour moi l’envie majeur. Les premières photos datent de 2001, à la fin de mon cursus aux beaux-arts de Paris. En tant qu’étudiant j’étais habitué à documenter mes propres pièces et celles des copains. C’est vraiment par ce biais que j’ai approché la photographie. La première image des « Formes du repos » je l’ai prise pas loin de Sète, en revenant du centre d’art. On a raté la bonne sortie sur un rond-point et on s’est retrouvé aux abords d’une zone industrielle et ces deux objets en béton étaient posés là sur le bord de la route.

Bastien_melonBastien Duverdier, melon grab sur l’oeuvre de Charles Daudelin à Paris place du Québec, publié dans Riding Modern Art

Tu as dit dans une interview « je préférerais voir des skaters étudier l’architecture plutôt que l’économie », en rapport au fait que tu aimerais voir plus souvent les skaters façonner nos espaces urbains. Aujourd’hui avec la construction d’endroits comme la place de République, est-ce que tu penses que nos villes vont s’orienter vers une architecture plus « skate-friendly » ?
Oui certainement. Et je pense aussi à ce que coordonne Léo Valls à Bordeaux en ce moment avec Skate zen, un compromis entre skateurs et riverains, et tout ça correspond à un certain usage de la ville. Je ne suis pas surpris que des architectes ou des urbanistes, qu’ils soient skateurs ou non d’ailleurs, proposent ce genre des projets ouverts au partage d’espace, ce qui m’étonne, c’est que les municipalités acceptent… Ce qui complique tout, ce n’est pas seulement ce que pensent du skate les mairies, la difficulté relative pour des piétons et des skateurs de vivre en bonne entente. Le problème est législatif, quelle est la responsabilité des villes en cas d’accident etc. Quand tu construis un skatepark, tu dois suivre, ou détourner les règles des bureaux de contrôles, concrètement je ne sais pas comment s’en sortent les architectes qui souhaitent rendre skatable telle ou telle partie de leur projet. Dans beaucoup de cas, je pense que les municipalités préféreront tolérer plutôt qu’inviter à la pratique du skate, c’est plus pratique sur le plan juridique… Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que généralement quand tu commences le skate, particulièrement à l’adolescence, c’est avec une volonté de contestation. Je ne dis pas que c’est toujours agréable, mais négocier avec l’interdiction et l’autorité, reste un élément constitutif du skateboard.

„ON PEUT ÊTRE TOUT AUSSI CRÉATIF DANS UN SKATEPARK OU SUR LA PLACE DE LA RÉPUBLIQUE“

Selon toi, c’est une bonne chose de justifier la pratique du skateboard « dans la rue » en construisant ce genre de plazas ? Est-ce que ça ne risque pas de tuer tout l’aspect créatif qui tourne autour du skate ?
Non, je ne pense pas que ça changera quoi que ce soit. Avant, on disait ça des skateparks et je n’ai jamais trouvé qu’un skatepark diminuait la créativité des skateurs… On peut être tout aussi créatif dans un skatepark ou sur la place de la République. Ça tuera éventuellement la créativité des skateurs flemmards, rien d’autre.

L’expression dans le skateboard passe aussi par le dessin, qui a permis à beaucoup d’artistes comme Marc Mckee, Sean Cliver, Todd Francis ou encore Evan Hecox d’exprimer leur point de vue via le graphique de la board. Est-ce que tes sculptures représenteraient un moyen de t’exprimer indirectement via le skate et d’une certaine manière de donner ta voix aux skateur pour donner vie à ton message ?
Je ne vois pas vraiment les choses de cette manière. Disons que « ma » singularité est pluriel, je suis un connectif, je me fais toujours l’écho de tas de gens qui me précèdent. En tant qu’artiste, j’ai l’impression de travailler comme un monteur ou un collagiste plutôt que d’être quelqu’un qui exprimerait une espèce de vision intérieure. Je procède plutôt par des recherches, par des analogies. Je vois des liens entre des objets et des pratiques qui ne devraient pas en avoir : un objet conçu par un mathématicien à la fin du 19ème siècle, les œuvres d’un sculpteur américain des années 1960 et une pratique underground comme le skate. L’important c’est la manière de traiter ces données et de restituer ça par des sculptures, des dessins, des photos ou des livres…

Ce qui explique pourquoi tu fais toutes ces recherches.
Oui c’est la base de mon travail, c’est ce que j’aime faire. Si tu me laisse dans une pièce vide avec un bloc de papier et un crayon, je n’aurai certainement rien à exprimer… Je n’ai pas une vie intérieure assez intense pour avoir quelque chose à exprimer spontanément. C’est une autre démarche, une autre stratégie. Quand tu commences l’art tu penses nécessairement qu’il s’agit d’exprimer ton intériorité. Aux beaux-arts, tu passes forcément par des moments de crises où tu te dis que tu n’as pas d’idées, pas d’imagination. Je ne suis pas contre l’idée du génie créatif, mais je crois que c’est plutôt rare, en fait, les artistes qui ne remettent jamais en question la notion même de singularité, ceux qui se pensent nécessairement différent de tous, ont tout de même le plus souvent tendance à réinventer l’eau chaude…

RaphaelZarka_Charleroi 2017

J’ai lu plusieurs fois que ta pratique sculpturale s’apparente à ce que pouvait créer des artistes tels que Marcel Duchamp avec les ready-made. Est-ce que tu te sens proche du mouvement dada* ?
Découvrir le dadaïsme, c’est comme découvrir le punk, tout à coup tu te dis que ce qui compte c’est de faire, et pas nécessairement de bien faire… Avant de découvrir le dadaïsme ou des artistes comme Marcel Duchamp au lycée, je ne me serai jamais imaginer que je pourrai un jour devenir artiste, ou même rentrer dans une école d’art. Je ne savais pas dessiner et je n’avais absolument aucune envie d’apprendre… L’artiste de cette époque qui m’a le plus apporté, c’est Kurt Schwitters. Sa pratique est très proche du cubisme et du collage et inconsciemment je devais sentir que ce n’était pas sans lien avec la pratique du street, la transfiguration d’un bout de trottoir absolument quelconque en spot incontournable.

Si on part du principe que la pratique du skate, peu importe son époque et ses codes, peut être considéré comme « hors-norme » par rapport à toutes les autres pratiques sportives, est-ce qu’il n’y a pas une connexion avec le mouvement dada ?
Il y a une connexion, oui, Iain Borden par exemple la souligne en associant le skate au situationisme, un mouvement français des années 1960 qui doit beaucoup au dadaïsme. Les artistes de Dada, du Surréalisme ou du situationisme avaient une véritable pratique de la ville. Elle était peut-être plus intellectuelle que physique, mais tout de même, pour eux la ville était un espace à réinventer, à questionner constamment et une balade (une « dérive » diraient les situationsites) valait bien une peinture. Quand tu découvres ce genre de choses, c’est vraiment un choc. Personnellement ça a complétement modifié ma manière de percevoir l’art et ça m’a également permis de commencer à mettre des mots et quelques idées sur la pratique du skateboard.

Entretien réalisé à Paris le 8 septembre 2017 par Florian Debray. Photos Tura.

* « mouvement […] qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions  et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques » (Wikipédia)