Qu’est-ce qui fait que les vrais skateshops, ceux avec pignon sur rue et un type qui sait qui est Jeremy Wray derrière le comptoir, se raréfient ? À Caen, Bud skateshop résiste. Entretien avec Stéphane A., aux manettes depuis 16 ans.
„CES GROSSES PLATEFORMES DE VENTE EN LIGNE NE VISENT PAS SEULEMENT LEUR MARCHÉ NATIONAL, ELLES VISENT L’EUROPE ET VEULENT ÉCRASER LE MARCHÉ“
En quelle année a ouvert le shop ?
Stéphane : 2002. Février !
Comment t’es venue l’idée d’ouvrir un skateshop ?
J’étais un peu dans une impasse professionnelle et puis j’ai rencontré Florian (Rivières, créateur de Bud skateshop Rouen-NDLR) à Albi (sur l’organisation d’une Coupe de France avec Cyril Louis de Boarderlines, qui est devenu Lockwood). Florian cherchait un endroit pour ouvrir un magasin, alors je lui ai dit de venir en Normandie. Il est venu chez moi, je lui ai fait rencontrer la scène locale, il a hésité entre Le Havre et Rouen mais c’était plus viable économiquement sur Rouen. Et puis quelques années après, je lui ai proposé d’ouvrir un autre shop. C’était encore la grande époque des grosses skate shoes… Ça devait se faire sur Amiens et puis finalement un magasin (Roller Station) a fermé en centre ville de Caen. Donc on s’est rabattus sur la ville de Caen. Il m’a mis le pied à l’étrier, il m’a aidé à avoir accès aux fournisseurs, m’a expliqué comment ça se passait… Et j’ai appris sur le tas.
Tu es originaire d’où, toi ?
Je viens de Notre-Dame-de-Gravenchon, une commune au pied des raffineries de pétrole en vallée de Seine entre Le Havre et Rouen.
Est-ce que tu avais une expérience dans un skateshop ?
Non, pas du tout. Je suis un vieux skater sans diplôme, je faisais de l’intérim dans les raffineries… Je voyais mal comment m’en sortir économiquement et il fallait trouver une solution. Alors on s’est associés avec Florian pour ouvrir le shop. Je ne me suis pas payé les premiers mois, je réinvestissais tout ce que je vendais grâce aux aides des Assedic, j’ouvrais six jours par semaine, et puis progressivement, ça a démarré.
Qu’est-ce qui a changé depuis 2002 ?
Disons que si c’était à refaire, aujourd’hui ça ne serait plus possible. Du milieu des années 90 au milieu des années 2000, ça l’était encore pour une petite structure, n’être qu’un skateshop qui vit de la scène locale, avec des exclusivités sur certains produits et le fait que les gens venaient surtout en skateshop pour acheter des chaussures de skate. Internet n’était pas encore là, la mode des baggies battait son plein… et quand tu vendais quatre ou cinq paires de D3 le samedi, ça te faisait un bon bonus ! Ah ah !
Qu’est-ce qui a changé d’autre ?
A l’époque, si tu voulais des baggies de marques de skate ou des skateshoes, tu étais obligé d’aller dans un skateshop. Tu n’avais pas de magasins comme Courir, Footlocker, JD Sports qui en faisaient. Cette époque est révolue, maintenant, tu peux trouver une bonne paire de skateshoes dans ces shops-là. Ça, c’est au niveau de la concurrence physique. À une époque, quand tu voyais une paire de skateshoes qui ne venait pas de chez toi, tu connaissais ton concurrent : ça venait des autres points de vente qui avaient des skateshoes sur ton secteur. Maintenant, la concurrence est invisible, elle est partout et on ne peut pas lutter contre ça. Nos fournisseurs eux-mêmes sont nos propres concurrents : ils ont leurs propres sites de vente en ligne, ils bradent eux-mêmes des collections entières au bout de quelques semaines ou quelques mois… Là on parle de grosses marques qui bradent des lignes entières, on parle de produits qu’on ne peut même pas avoir. Certains fournisseurs ont des stocks spéciaux pour la vente aux particuliers et si on veut les avoir, on a des délais d’attente qui dépassent la semaine, alors le client va l’acheter directement en ligne… Les fournisseurs se passent aujourd’hui de l’intermédiaire des points de vente, on n’est parfois plus qu’une vitrine. Il y a des gens qui viennent essayer en magasin, qui relèvent leur pointure et qui vont trouver le même modèle (ou une autre couleur qu’on ne peut pas avoir) sur internet. Ça c’est très frustrant !
Mais c’est pas que les marques, c’est aussi les autres skateshops qui ont des sites de vente en ligne…
Non, les shops en ligne le font moins. Je comprends les shops qui vont essayer d’écouler leur sur-stock. Ils ne font pas la même marge que le fournisseur en direct. Un magasin qui a un site de vente en ligne et qui arrive en fin de saison, je comprends qu’il « dégaze » en ligne. En revanche, une grosse marque qui brade toute sa collection, en réalité, elle ne le brade pas vraiment puisqu’ils font leur marge de toute façon. Et nous on se bouffe notre stock…
Quels sont les moments les plus chiants, dans la gestion d’un skateshop ? Quand j’étais gamin, j’idéalisais ça… Et quels sont les meilleurs moments ?
Les moments les plus chiants, c’est de prendre sur soi pour s’adapter à une clientèle qui vient juste chercher un produit en particulier par exemple. Tu me demandais ce qui a changé : à une époque, on pouvait réorienter le client, on avait un rôle de conseil. Maintenant on a des clients qui veulent un produit spécifique et qui repartent parce qu’on ne l’a pas de la bonne couleur, ou qu’on ne l’a simplement pas. En tant que skateshop, on est un intermédiaire entre une demande et une offre, et quand on voit les défaillances au niveau des fournisseurs, c’est rageant. Avec Internet, tu peux tout avoir en trois clics, les gens n’ont plus intérêt à aller en magasin…
Pourtant il y en a encore qui viennent en magasin !
Oui, heureusement. Il y a des clients qui me suivent depuis des années, des personnes qui se font un point d’honneur de venir en magasin et c’est gratifiant, sans même parler de chiffres. C’est gratifiant de voir que les chaussures qu’ils ont aux pieds, elles viennent de chez toi. Le gars pourrait aller sur Internet mais il revient toujours. Quelque part, il vote pour la subsistance du magasin. Et ça, ça fait du bien, parce que tu as parfois l’impression d’être inutile. On a des jeunes qui nous demandent du Palace, du Supreme, mais on a aussi des gens qui ont parfois un certain âge, 30, 40, 50 ans, qui passent au magasin et qui aiment l’ambiance, la relation, et ça fait plaisir. Après, on ne peut pas négliger une clientèle qui vient pour du Thrasher. Et moi je revendique d’avoir vendu du Thrasher avant la mode ! Mais parfois, même si c’est triste à dire, peut-être que 10% représentent 80% de mon chiffre d’affaires, alors il faut composer avec ça. On vend du Thrasher, mais on a aussi plein de sweats d’autres marques qu’on suit depuis des années… et qu’on se scotche en fin de saison ! (…) Parfois on a des choses qui s’enflamment d’un coup (Thrasher, Tealer…) et on ne comprend pas toujours pourquoi !
Aujourd’hui, j’ai l’impression que pour pouvoir avoir des trucs pointus dans le shop, il faut aussi vendre des trucs plus grand public qui s’opposent…
Avec ma clientèle, à Caen, contrairement peut-être à d’autres magasins dans des villes plus importantes où ils sont peut-être plus ‘core’ parce que la proportion de skaters dans leur clientèle est plus grande que la mienne, je suis obligé de me diversifier. J’ai peut-être 20 ou 30% de ma clientèle qui skate. Je vends encore beaucoup de matos et c’est aussi ça qui me fait sortir la tête de l’eau… C’est ce qui est le plus sympa à vendre. J’aime beaucoup voir entrer un gamin qui vient de lâcher son guidon de trottinette et qui veut se mettre au skate. Là tu passes un peu de temps à lui expliquer certaines choses… Et c’est là où Internet coupe le lien. Le skate, c’est un truc que tu ne fais pas seul. Moi je n’ai pas la motive de skater seul ! C’est justement ce lien, le groupe, le contact humain, et il faut garder ça ! C’est notre flamme !
„IL FAUT REVENIR VERS DE L’HUMILITÉ : ‚JE SUIS NUL, ET ALORS ? ON S’EN FOUT !’“
L’aspect social est important !
Oui, il ne faut pas prendre les clients purement pour des portefeuilles ambulants : « je vais lui mettre les trucks les plus chers même s’il n’en a pas l’utilité ! » ou « c’est un minot, mais je vais lui vendre cette board en 8,5 qui scotche depuis des mois ! » Non, il faut respecter le client, voir comment faire pour qu’il puisse skater dans les meilleures conditions possibles. Parce que le skate, c’est pas comme la trottinette, il ne suffit pas de soulever le guidon pour monter un trottoir. Le ollie, il faut le vouloir. Et ça, il faut l’expliquer. Le skate c’est difficile, et si tu y prends goût malgré les échecs, les chutes, alors tu as tout compris. C’est quelque chose de particulier, c’est une concentration, tu as de l’adrénaline, le risque de chute est toujours là, tes mouvements doivent être bien coordonnés, il faut avoir la bonne vitesse, le bon angle, il faut se convaincre de ce que tu es capable de faire, c’est un défi permanent ! Le gamin qui débute le skate juste parce que c’est cool et pour faire des 3-6 flips, il va vite arrêter… il ne faut pas griller les étapes et ça, il faut leur en faire prendre conscience. Moi, quand j’ai commencé le skate à la fin des années 80, on claquait des ollies de 10cm ! La première fois que j’ai monté un trottoir, tous les copains ont applaudit ! C’était un exploit ! Aujourd’hui tout va vite, avec les vidéos, le niveau est tellement haut que ça peut en être écoeurant… Il faut revenir vers de l’humilité : « Je suis nul, et alors ? On s’en fout ! »
Comment est la scène aujourd’hui, a Caen ?
Quand je suis arrivé, il n’y avait pas vraiment de skatepark et on allait surtout skater sur le spot du port : des longs curbs en bois avec des arêtes métalliques. C’était le spot principal de Caen, mais il y a aussi des petits spots intéressants disséminés dans la ville. Et puis il y a eu le skatepark et c’est vrai que ça a un peu « fixé » les gens. Il n’était pas spécialement bien, mais l’envie d’aller faire du street a fortement diminuée depuis, mis à part pour un projet vidéo. C’est plus dur de s’adapter en street qu’au skatepark… mais il y a quand-même des missions qui s’organisent et puis il commence à y avoir des petits parks en béton qui se construisent autour de Caen. Mais on manque cruellement d’un bon skatepark, notamment un skatepark indoor à Caen. C’est dans les papiers de la mairie mais ça fait des années que ça traîne…
Stéphane, rock transfer, Courtrai, époque grosses pompes ! Photo : Guillaume Dalonneau
La plupart des grandes villes en France on fini par avoir leur skatepark en béton, pas vous ?
Non. Quand l’ancienne maire de Caen a voulu se faire réélire, six mois avant les élections, elle a voulu faire ce skatepark. Mais elle a voulu le faire un peu vite. On avait été concerté, justement, pour un skatepark en béton et finalement, le béton n’a pas été retenu parce que le béton, si ça ne fonctionne pas, il faut le casser… donc on a eu un skatepark modulaire pas du tout adapté. L’emplacement est bien, la dalle est très bien, mais c’est un skatepark d’ancienne génération qui n’est plus adapté au skate actuel. Mais on a eu le skatepark à Bayeux, le petit skatepark à Bretteville-l’Orgueilleuse, le skatepark de Ifs, le skatepark de de Troarn, et plus récemment le skatepark de Cabourg. Alors il faut prendre sa voiture, mais ce sont des skateparks adaptés, enfin ! A Caen, on est une des dernières grandes villes en France à avoir un park modulaire type années 2000, avec les problèmes de bavettes qui se lèvent, de décollement de plaques…
Il y a un team Bud Caen ?
Caen est une ville où la scène tourne tous les ans. C’est une ville un peu étudiante où les jeunes ne restent pas spécialement, ils bougent à cause du manque de perspectives professionnelles. Sponsoriser, pour moi, c’est pas qu’une question de niveau : tu peux avoir quelqu’un de très fort qui ne va pas spécialement dégager une bonne image… Il y a quelques années, peut-être moins maintenant, j’ai l’impression que les gars voulaient être sponsorisés pour avoir une sorte de statut et pouvoir dire « je suis sponso, je suis l’élite ». Il y a toujours des mecs avec qui tu arrondis les angles, à qui tu lâches des trucs… J’aide des gars qui ne sont pas sponsorisés, parce que pour moi ça va de soi. J’y gagne rien, j’y perds pas. Après j’ai quelques gars que sponsorise, mais je n’ai pas envie de jouer les team managers, de donner des impératifs, de les faire chier. J’ai juste envie qu’ils fassent leur truc. En revanche, si je vois que l’un d’entre eux a fait des trucs qui ont fait parler, là je vais lâcher un peu plus de leste, je serai un peu plus généreux. Mais je ne vais rien imposer, on est dans le skate, on n’a pas besoin de ça !
Tu te vois faire ça longtemps ?
Je ne me projette pas, et c’est un peu angoissant parce que j’ai un manque de perspective total. Parfois j’ai l’impression que c’est un peu précaire. Que sera le marché du skate dans cinq ou dix ans ?
Bah, ça c’est propre à un peu tous les domaines, non ?
Oui, mais j’ai vraiment le sentiment que c’est en train de changer. Quand tu perdais la chaussure, le textile, il y avait toujours des mecs pour venir t’acheter du matos. Les boards, les trucks, les roues, c’était le coeur de ton activité. Tu tenais les gars avec ça. Et là depuis quelque temps, on voit des mecs arriver juste pour acheter une plaque de grip… On voit des gros sites de vente en ligne, des bulldozers, des sites allemands ou anglais qui sont juste des gros entrepôts où ils ont tout, qui arrivent sur le marché local. Ca fait vraiment chier. On est en train de perdre notre identité : on a à la fois des gamines qui vont acheter du Thrasher sans réfléchir et des gars qui viennent juste au shop pour changer un roulement sur leur pack qu’ils ont acheté en ligne. C’est rageant, c’est hyper ingrat. Heureusement que mon activité ne repose pas que sur les pratiquants car il y a longtemps que j’aurais mis la clé sous la porte. Mais les pratiquants, c’est ce à quoi je me raccroche, je suis un skateshop, je vends du matos de skate et le reste devrait être accessoire. Et là on commence à voir des jeunes qui glissent (sur le net – NDLR) parce que c’est tentant, parce qu’il y a un choix infini sur le net, sans même avoir le réflexe de se dire que je pourrais avoir ce qu’ils cherchent au magasin. En faisant leur petite recherche sur le net ils sont tracés sur Facebook et tous les cinq posts il va y avoir une piqure de rappel : « allez, viens acheter chez nous, on paye des gens qui font juste des cartons et qui ne font même pas de skate, et puis t’auras un stylo et des stickers ! »… On l’a vu à une autre échelle avec Amazon qui a fait beaucoup de tort aux libraires, et aujourd’hui ça arrive dans le skate… Ces grosses plateformes de vente en ligne ne visent pas seulement leur marché national, elles visent l’Europe et veulent écraser le marché. Sauf que nous on est une antenne locale, on est là pour rendre service, pour faire des petits évènements, on ne se fout pas de la gueule des gens, on est là pour eux !
Entretien réalisé à Valouise le 13 mars 2017.
Voir aussi Zeropolis (Lille), Official (Toulouse) et WallStreet (Lyon) Vega (Paris), Balargue (Issy-les-Moulineaux) et Silver Bay (St-Brieuc), Transfert (Bordeaux), ABS (Annecy) et A la bonne planchette (Nantes).