Pensez ce que vous voulez de Léo Valls, le fait est qu’on est passé de la répression à l’acceptation du skate à Bordeaux en quelques années, en grande partie grâce à lui. Pour fêter cette réorientation dogmatique radicale, toujours en partenariat avec la ville, Léo a fait venir tout un tas de gens des quatre coins du monde pour parler de „Skaturbanism“ (néologisme pour décrire l’influence du skate sur la ville), dans le cadre du Connect Festival à la mi-octobre. Parmi ces invités figurait un anthropologue quinquagénaire du nom de Julien Glauser, qui a accepté de répondre aux questions suivantes.
Par David Turakiewicz
„EN TANT QU’ANTHROPOLOGUE, LE SKATE M’A PERMIS DE COMPRENDRE LE FONCTIONNEMENT DES VILLES.“
Le skate a toujours été compliqué à définir. On a toujours cherché à y mettre une etiquette sans vraiment y parvenir. D’un point de vue anthropologique, peut-on le définir ?
Julien Glauser : Effectivement, c’est compliqué. Beaucoup de gens parlent de “sous culture urbaine”, “subculture” en anglais. Moi ça ne me plaît pas, je n’ai pas l’impression que ce soit en total décalage, les skateurs ne sont pas que skateurs. Ils peuvent être étudiants, employés, chômeurs, ils ont aussi une vie à côté. Ca fait partie d’une sorte d’accumulation de connaissances que tu as quand tu es “urbain”, et à mon avis tout le monde est “urbain”. Même à la campagne on a des références urbaines, donc moi j’appelle ça “l’imaginaire partagé vécu”. C’est barbare comme mots, mais c’est un “imaginaire partagé” parce qu’on partage les mêmes références, le même vocabulaire… Et en même temps c’est “vécu” parce que tu le réactualises quand tu skates. Quand tu fais un ollie, tu sais que tu fais un ollie. Quand tu vas en fakie, tu sais que tu vas en fakie et pas en switch. Bref, tout un tas de petites choses que tu sais parce que tu le pratiques. Typiquement, quand tu vas sur un spot que tu as toujours rêvé de voir, en le ridant tu vas te rendre compte que c’est plus ou moins impressionnant que ce que tu avais imaginé, et tu vas réévaluer le rapport que tu avais dans ton imaginaire… Pour utiliser un autre terme, qui est peut-être un peu plus simple, en référence au sociologue Howard Becker qui parlait de différents mondes dans le « monde de l’art » : dans le « monde du skate », il y a tous ceux qui participent à créer quelque chose. Les skateurs, les photographes… toute cette sphère composée de différents acteurs. Mais le définir c’est difficile, et quelque part c’est ça qui est hyper fascinant parce que quand tu regardes l’évolution du skate, au début c’était plus “esthétique/athlétique” dans les années 70, ensuite avec les années 80 c’est devenu très contestataire, 90 c’était plus “la rue” et maintenant, je pense que l’esprit contestataire des années 80 s’est dissous… Donc c’est difficile à définir parce que c’est toujours en mouvement, c’est difficile à saisir. Parfois j’utilise le mot “sport”, pas dans le sens fédéré, mais au fond parce qu’il y a un investissement physique conséquent. Tu vas t’entrainer, tu vas transpirer, et il y a aussi l’aspect “jeu”, l’aspect créatif, donc c’est un entre deux. Moi je le situe entre le sport et le jeu.
Existe-t-il, à ta connaissance, des activités comparables au skate, qui de la même façon n’entrent dans aucune case ?
Oui. Yves Pedrazzini parlait lui de “Hors piste urbain”. J’aime bien cette idée même si je ne sais pas exactement comment la définir… Le graff est aussi là-dedans, le parkour, le BMX, toutes ces activités qui ne sont au fond pas normées, pas fédérées. Et si à l’inverse, tu t’intéresses aux sports fédérés, tu as des structures qui viennent avec. Et là je trouve qu’on est dans un entre-deux pour le skate : avec les compétitions médiatiques (alors ça commence par les X-Games, la Street League et puis maintenant les JO) on tend vers des standardisations. Et ça, ça tend vers la création de structures standards qu’on peut fédérer. Mais pour moi le street peut sauver le skate, parce qu’au fond, si tu regardes les skateurs “athlètes” qui font ces contests, pour se légitimer auprès de leurs pairs, ils doivent toujours faire des “parts” dans la rue.
Il y en a de moins en moins qui le font, je trouve…
Oui, mais quand-même, les “gros” le font. Après, je ne sais pas ce que ça va donner avec ces skateurs-enfants, qui ont douze ou treize ans… Mais ça reste une minorité, je pense que la rue, si elle reste l’esthétique dominant, parce que aussi, les photographes et les filmeurs ne vont jamais dans les skateparks, donc tant que ça reste là, ça peut rééquilibrer les choses. Parce qu’au fond tu développes une manière de voir les spots, et d’ailleurs même dans les skateparks, il y a toujours des skateurs qui vont trouver des lignes que personne n’a fait.
Tu parlais de “sauver le skate”…
Oui, mais ça c’est en tant que skateur, pas en tant qu’anthropologue !
Le skate a besoin d’être sauvé ? Tu penses que cet esprit créatif est en train de disparaître ?
Non. Je pense que c’est assez fort et c’est pour ça qu’il y a une culture, il y a aussi tout une créativité dans les graphismes, dans les médias… Chaque skateur n’est pas un artiste mais il y a quand-même une fibre sensible à des choses créatives. Et je pense que le skate serait perdu si on perdait ce lien-là, pour ne devenir qu’un exercice physique, des figures. C’est un peu ce qui arrive au snowboard. Je ne sais pas si tu regardes le half-pipe : les mecs ajoutent des tours, si bien qu’on n’arrive plus à les compter, un peu comme le ski acrobatique des années 80. Je pense que le skate n’est pas encore là mais ce courant fédératif est en train de le tirer dans cette direction. Heureusement, il y a très peu de gens dans les fédé !
Pourquoi est-ce qu’on a besoin d’intellectualiser le skate ?
L’histoire du skate est assez récente, et je pense que les gens ont envie de comprendre ce qu’il se passe, et parce qu’il y a une génération de skateurs plus âgés qui s’y intéressent toujours et comme tu n’arrives plus vraiment à être au niveau, tu vas essayer d’y réfléchir. Et puis il y a de plus en plus de gens qui sont investis dans le développement de quelque chose à travers le skate. Il y a des ONG qui travaillent sur la cohésion sociale, l’inclusion ou des choses comme ça, il peut y avoir un urbaniste qui est skateur qui travaille dans une ville et qui a besoin de faire comprendre ce que c’est, donc ils ont besoin d’outils pour faire passer des idées, et pousser leur passion…
C’est là qu’on en revient à la question de la définition du skate. J’imagine que quand tu vas voir ta municipalité, c’est par là que tu commences…
Oui, c’est une activité physique, etc, mais ce qui est important, c’est la place du jeu dans la rue, qui est liée à la place des enfants dans la rue. Parce que historiquement, c’était la place des hommes et des jeunes hommes, donc l’exclusion des femmes, et aujourd’hui il y a des volontés de se réapproprier les espaces et permettre à plus de monde d’être dans la rue. Les femmes, les enfants, etc. Et je pense que le skate est une activité qui permet ça. Et en tant qu’anthropologue, le skate m’a permis de comprendre le fonctionnement des villes. On parle beaucoup d’espace public mais selon les pays, il y a aussi beaucoup d’espaces privatisés en ville, qui ressemblent à des espaces publics.
Aux Etas-Unis…
Oui, au Japon aussi.
Tu as beaucoup étudié le skate japonais, qui a toujours été très particulier et j’entends dire depuis quelques années que c’est devenu de plus en plus difficile de faire du street là-bas. Alors qu’en occident, c’est le contraire qui se passe, comme on le voit ici à Bordeaux. Comment expliquer ça ?
C’est difficile à expliquer mais je pense que c’est une somme de facteurs. Si je remonte à quand j’y habitais, à Maihama, près de Disneyland Tokyo, il y avait un skatepark. Mon colocataire me disait que quand il était plus jeune il allait skater dans la rue la nuit, ce qui est hyper contraignant, car dans les centres urbains, tu ne pouvais y aller que le soir, parce qu’il y a trop de monde en journée et qu’il y a moins de gardiens la nuit… Il me racontait que tu étais mal vu quand tu te baladais avec ton skate. En vieillissant, le skatepark lui permettait d’aller skater après le boulot et se détendre, sans être mal vu. Le skatepark était comme un petit poumon de liberté pour les enfants qui n’iraient pas en pleine ville la nuit, et pour les plus vieux. Mais il y avait moyen d’aller dans la rue, il fallait connaitre les endroits, accepter de se faire chasser… Et puis avec les Jeux Olympiques, il y a eu une certaine euphorie et ils ont construit beaucoup de skateparks. Donc j’ai l’impression qu’avec l’investissement des municipalités ou du secteur privé dans la construction de skateparks, on a encore réduit la tolérance au skate dans la rue. Il m’arrivait souvent de me faire virer de spots par des gardiens d’immeubles, qui eux n’ont pas tellement d’influence sur toi : tu pars et voilà, alors que la police peut te mettre une amende, mais elle intervenait très peu. Je me demande si depuis les Jeux Olympiques ils n’ont pas reçu des directives, et s’ils ne sont pas devenus plus teigneux. Léo Valls me racontait qu’un jeune a fait un grind sur une armoire métallique électrique, et il a reçu 10 000 euros d’amende, parce qu’ils lui ont fait payer toute l’armoire électrique. Là c’est vraiment disproportionné, ce n’est pas une simple amende. Mais à mon avis, c’est qu’ils ne savent pas vraiment comment faire mais ce qui est sûr c’est qu’ils ont vraiment envie d’interdire ça dans l’espace public parce que c’est vécu comme une nuisance, alors que dans plein de quartiers, il n’y a que des bureaux, la nuit tu ne déranges personne.
Ca redevient subversif, sauf qu’il n’y a même plus de place pour la subversion.
Oui, et puis surtout, comme disait Wadapp, un photographe Japonais, les jeunes de 18 ou 20 ans qui skatent sont beaucoup plus matures que les autres du même âge parce qu’au fond, tu dois sortir, tu te fais engueuler, tu te fais chasser, tout ça, et ça te donne une sorte de vision de la société différente d’un jeune qui fait un sport plus normé comme le foot ou le baseball, où partout, tu es accepté, où tu n’as pas cet effet de résistance, qui fait que tu vas devoir te positionner. Est-ce que tu as toujours envie de recevoir ces injonctions en pleine face ou est-ce que au contraire tu les acceptes ? Et c’est là que ça devient subversif.
On a parlé d’identité au Connect Festival lors d’une conférence. J’avoue que j’ai parfois du mal à comprendre cette notion de nationalité qui n’a pas vraiment de sens dans le skate. Aujourd’hui je suis arrivé sur un spot, il y avait des Japonais, des Anglais, des Américains, des Français, on était tous pareil, il n’y avait aucune distinction, et on avait tous les mêmes références…
Effectivement, j’ai aussi été étonné chez cet intervenant du nombre de fois où il a parlé de ça, et je me demande si ça ne parle pas plus à la psychologie ! Je ne dis pas ça pour me moquer de lui mais je pense qu’il avait une vraie question, en étant Brésilien et en ayant grandi aux Etats-Unis… Mais en même temps, je n’ai pas l’impression que son film, qui était bien, reflétait une quête identitaire. Peut-être qu’il l’a vécu comme ça en le faisant, mais moi en le voyant, je n’ai pas ressenti ça.
Je peux très bien comprendre la recherche d’identité sur le genre par exemple, mais le fait de venir de tel ou tel pays, pour moi, on est tous des skateurs, peu importe qui tu es, d’où tu viens…
C’est pour ça que j’appelle ça un “imaginaire partagé”, parce qu’on le partage tous, et qu’on a un langage commun. Après, on n’est pas fait que de skate, il y a des choses identitaires qui nous créent, on a tous un sentiment d’appartenance, mais elle ne se joue pas que dans le skate.
„JE NE VOULAIS PAS ÉTUDIER LES SKATEURS COMME UNE „TRIBU URBAINE“, JE TROUVAIS ÇA HORRIBLE !“
D’un point de vue plus personnel, est-ce que c’est le skate qui t’a amené à l’anthropologie ?
Non, je suis tombé dans le skate grâce à des copains et mon frère, après avoir fait du BMX. L’anthropologie, c’est plutôt lié au fait que j’ai grandi en Afrique, à Kinshasa. Je m’étais dit qu’il y avait des choses à comprendre là-dedans. J’ai fait une école de commerce et puis je suis retourné au lycée pour avoir mon bac… J’ai un peu tâtonné. Le Japon me fascinait donc j’ai fait du japonais et j’ai fait de l’anthropologie, parce que je pensais qu’il y avait des choses à comprendre. J’ai mis très longtemps avant de travailler sur le skate parce que d’abord, je ne voulais pas étudier les skateurs comme une “tribu urbaine”, je trouvais ça horrible !
Ah ah ah, pareil !
C’est pour ça que j’ai d’abord travaillé sur l’image, la production et la diffusion d’images. Comment tu trouves des stratégies pour occuper des lieux pour faire une image, ça je trouve ça intéressant. Comment court-circuiter les dispositifs pour avoir un moment de qualité sur un endroit. Le skate était mon jardin secret, je ne voulais pas mêler ça à mes études.
„SI ON COMMENCE À PERDRE TOUTE LA CRÉATIVITÉ, LE CÔTÉ SUBVERSIF DU SKATE, ÇA VA DEVENIR JUSTE UNE DISCIPLINE DES JEUX OLYMPIQUES QUE PLUS PERSONNE NE REGARDERA.“
Qu’est-ce qu’on apprend sur l’humain quand on est anthropologue ? Quels sont les grands principes de cette discipline ?
Je n’ai pas l’impression qu’on devient plus intelligent, mais tu avances plus profondément dans des questions que tu te poses. Mais c’est difficile de faire la différence entre l’anthropologue et moi-même. Je suis vraiment fasciné par les villes, ce qui m’a permis de travailler sur ce qu’est un milieu urbain, et aussi, ça m’a permis de comprendre comment les gens instituent des dynamiques de groupe où d’un coup il y a des rapports de force qui se dessinent… L’anthropologie m’a permis de comprendre que ce sont de constructions, pas des choses naturelles, et comment tout ça s’instaure, aussi pour essayer de comprendre pourquoi tu dois subir certains pouvoirs, que ce soit des pouvoirs publics, des lois, car on vit dans des états… J’avais lu « L’Imaginaire national » de Benedict Anderson qui m’avait pas mal ouvert les yeux, qui disait que les Etats-nation sont des constructions : les villes et les pays de maintenant sont des constructions, c’est pas naturel et ça n’a pas toujours été comme ça, qu’on se sente Français, Suisse, qu’il y ait une frontière qui nous définit alors que les environnements ne sont pas différents. Avec le skate, il y a aussi la création d’une identité de skateur, et c’est pour ça qu’il y a beaucoup de discussions. Il y a des gens qui ne supportent pas qu’on dise que c’est du sport. Zarka a tout fait pour dire que c’est du jeu !
Je suis le premier à rejeter le terme de „sport“ pour le skate.
Je ne veux pas l’imposer, c’est juste intéressant de savoir ce qui se joue derrière, parce qu’au fond, c’est égal. J’utilise parfois le terme de sport, mais je le définis pour dire pourquoi : l’investissement physique, pas parce qu’il y a des championnats du monde. Mais si c’est que du jeu, j’ai un problème avec ça parce qu’à ce moment-là les gens ne te prennent pas au sérieux. Le jeu est un peu vu de manière dépréciative. Mais l’anthropologie m’a appris de mieux comprendre tout ça. Par exemple j’aime bien travailler sur les stéréotypes. En même temps on en a besoin pour parler de certaines choses, mais c’est réducteur, pourtant on a besoin de référents communs pour discuter…
Comment tu vois le skate dans 10, 20, 30 ans ?
Ca c’est la question piège ! Je trouve intéressant le tournant que c’est en train de prendre, à essayer de ne plus parler uniquement de skateparks mais de comment on peut travailler de manière plus fluide dans les villes avec les mobilités douces, avec des parcours, des obstacles qui peuvent être skatés…
Bon, ça reste ponctuel, quand-même.
Oui mais si on se développe vers ça, on peut arriver à rendre la ville aux habitants, et c’est pour moi peut-être un des processus qui pourrait permettre ça. Mais comme on en parlait au début, si on commence à perdre toute la créativité, le côté subversif du skate, ça va devenir juste une discipline des Jeux Olympiques que plus personne ne regardera.
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